Bon, bon, il a dit qu’il voterait Bayrou, le bougre, le Robert Parker de la politique française, celui qui établit le classement des candidats à chaque millésime présidentiel et dont la réputation est telle qu’il n’a pas à craindre de déclasser une candidate au motif de son manque de bouteille. Il l’a dit, et voilà tout le landernau journalistique complètement sens dessus dessous.
Pauvre Alain Duhamel, pauvres journalistes, soudain tout nus !
Les uns d’accuser Internet, ce juge sans conscience, pour avoir révélé l’aveu, les autres son principal employeur, France Télévision, pour l’avoir sanctionné injustement en le privant de plateau télé jusqu’au 5 mai.
Mais où est au juste le scandale ? On nous explique que les journalistes sont tenus à un certain devoir de réserve en matière d’opinion politique (ça alors !). Duhamel a fauté. D’où sanction. Pas de scandale là.
Remarquons au passage que Duhamel – dans le communiqué qu’il a publié après l’annonce de la sanction - estime qu’un amphi de Sciences-Po est un « espace privé » (chouette ! je peux fumer alors ?). Voilà une conception bien extensive de l’espace privé, peut-être considère-t-il la rue Saint Guillaume un peu comme chez lui, ou connaît-il personnellement tous les participants de cette réunion. Ça en dit long sur la confusion qui règne dans l’esprit de l’homo journaliticus moyen : parler devant un parterre d’une centaine d’étudiants, c’est parler en privé. Effectivement rien à voir avec les millions d’auditeurs de RTL ou de téléspectateurs de France Télévision.
En fait, Alain Duhamel n’a pas d’espace privé, sa vie est presque entièrement vouée à la politique. Il faut bien qu’il se lâche de temps à autre, et comme il n’a pas le temps de lever le coude au comptoir pour s’épancher (quoique maintenant...), il s’est dit qu’un public de jeunes militants UDF ferait l’affaire.
Mais je m’égare. Revenons au scandale. Hubert Huertas de France Culture qui s’exprimait au journal de 8h vendredi matin, l’a assez bien
saisi (loué soit Internet, on retrouve tout) et de revenir sur la neutralité de Patrick de Carolis (auteur d’une bio de Bernadette), de Dominique Baudis (ancien maire de Toulouse, de droite) et de Michel Boyon, son remplaçant au CSA et ancien directeur de cabinet de Jean-Pierre Raffarin. Bref, les responsables de la neutralité des médias publics (où on ne peut pas fumer, donc) sont tous au-dessus de tout soupçon. L’ironie était claire.
Le scandale est là, et on aurait bien tort de croire qu’il est petit le scandale. On pourrait penser qu’il est bien éventé et donc qu’il n’y a pas lieu d’y revenir. Mais en fait le malaise des éditorialistes (voir l’édito du
Monde daté du 18/2/7) dit assez bien la déflagration à laquelle nous assistons.
Ce petit « je voterais pour lui » est en somme le déchirement insupportable du voile de vertu dont les journalistes se parent prestement le matin en partant au boulot. Et ça fait mal, et tout à coup on a froid dans le dos. Suis-je comptable de toutes mes opinions vis-à-vis de mon public ? N’ai-je pas pêché un jour d’un léger manque d’impartialité ? La défiance des Français à l’égard du manque d’indépendance de la presse prendrait-elle racine dans mes menues fautes ?
Soudain, les journalistes doivent faire face à la réalité : ils sont comme tout le monde, ils votent. Et partant, ajoutons qu’ils ont des opinions, des préférences, des avis, qu’ils fréquentent des salons, qu’ils mangent et pas toujours avec d’autres journalistes, qu’ils dorment et parfois leur compagne ou compagnon ont un métier auquel ils ne sont pas indifférents, ils pensent aussi et se trompent (forcément, tout le monde se trompe), bref, ils sont humains.
Mais que n’ai-je pas dit là ! J’oubliais la déontologie, le métier, la carte de presse, l’engagement professionnel, tout ce qui distingue le journaliste d’un simple blogueur, tout ce qui fait qu’il va s’efforcer tout au long de sa journée (comme le rappelle Jean-Michel Apathie dans sa
nécro de Duhamel) de tendre vers une forme de perfection journalistique.
Alors quoi, ce scandale, il est où enfin ? Ben là, devant nos yeux. La presse se rengorge de son indépendance depuis des décennies, mais elle n’est pas indépendante. Pas à cause de la pub ou des actionnaires, non, mais simplement parce que ses journalistes ont oublié qu’ils votaient. Ils votent ! Ce sont des citoyens ! Oui, comme nous !
Ils ont oublié (sans doute en salle fumeur) qu’ils étaient des citoyens et que leur métier de journaliste pouvait être assimilé à une « profession ». Le grand mot : profession ! Profession comme médecin, avocat et enseignant qui chacun procure un bien (la santé, la liberté, le savoir) dont la valeur est sans commune mesure avec la rétribution de ce bien puisque ni la santé, ni la liberté ou le savoir n’ont un prix. Le rôle du citoyen-journaliste est de servir la vérité. Point.
Mais tout cela est si loin, si théorique, si moral, si chiant, si démoralisant qu’au bout du compte on l’oublie, on se contente de faire son papier droite-gauche, patrons-syndicats, flics-manifestants, capital-prolo, occident-tiers-monde, USA-URSS (zut, raté), bref, on se contente d’être neutre, comme ça on ne prend pas partie, donc on ne vote pas et on se croit respectueux de l’opinion des autres.
Et le scandale est là : la neutralité de la presse est un succédané de sa défunte indépendance. Un succédané tout poisseux de paresse intellectuelle, de complaisances mal assumées et parfois même sans doute d’une véritable crainte envers les puissants. La confession chuchotée d’Alain Duhamel a fait exploser l’arrangement que les journalistes avaient avec cette si gênante citoyenneté qui les engage à servir la vérité.
Quel gâchis cependant, la profession de journaliste est l’une des plus heureuse et des plus enivrante, elle ne demande qu’une chose en retour : un peu de courage.